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Se souvenir de Sinjar

3/8/2020
par Medair
Aujourd’hui, les membres de la communauté Yézidi se souviennent de cette journée fatidique.

Il y a six ans, le 3 août 2014, la vie était belle… Je postais sur les réseaux sociaux la photo d’une petite grenouille que j’avais trouvée sur une chaise dans mon jardin. Elle était gris clair, toute mignonette, même si elle ressemblait plus à un morceau de chewing-gum mâché qu’autre chose.

Ce même jour, à des milliers de kilomètres de là, à Sinjar en Irak, la vie n’était pas aussi belle. Des personnes, qui sont aujourd’hui devenues mes amis, prenaient la fuite pour rester en vie. « Fuite », ce mot je l’ai entendu souvent mais je ne l’ai jamais vécu car je n’ai jamais eu besoin de fuir. Ces personnes, je les ai rencontrées deux ans plus tard et, pendant ces deux années, leur survie a été une lutte de chaque jour.

Aujourd’hui, les membres de la communauté Yézidi se souviennent de cette journée fatidique. Ils se souviennent des êtres chers qu’ils ont perdus, de ceux qui sont encore portés disparus, et du profond bouleversement qu’ils ont connu. À ma façon, j’y pense aussi et c’est pourquoi je partage aujourd’hui des photos de mon temps passé dans la région de Sinjar en Irak. Ce petit geste, je le fais pour rendre hommage à toutes les personnes que j’ai rencontrées et qui m’ont confié leurs histoires, qui m’ont accueillie chez elles, et dont les espoirs d’un bel avenir ont été anéantis à jamais.

Yeux

Cette photo est une des premières que j’ai prises à mon arrivée en Irak, lors d’une visite dans le camp Sharya. À l’époque, le camp hébergeait près de 18 000 Yézidi de Sinjar. La force dans les yeux de cette femme m’a marquée. Je l’ai retrouvée dans le regard de chaque femme Yézidi.

Dr Omar

Le Dr. Omar consultait dans le centre de santé de Medair situé à l’entrée du camp Sharya. Il avait été médecin de nombreuses années à Sinjar et connaissait déjà plusieurs personnes vivant dans le camp. Quelques jours avant « la crise » (terme utilisé pour se référer aux événements du mois d’août 2014), le Dr. Omar a pu quitter Sinjar avec son épouse et ses enfants et se réfugier à Dohuk. Mais ils n’y sont pas restés. Ils sont revenus à Sinjar, malgré les risques.

« En effet, cela aurait été plus sûr de rester à Dohuk, mais sans le reste de notre famille ? Ce n’était pas envisageable, » m’a-t-il confié.

Au plus fort de la crise, la voiture du Dr Omar a été incendiée et abandonnée sur le bord d’une route à Sinjar. Les personnes l’ayant trouvée croyaient qu’il était mort. Omar avait donné sa voiture à des voisins et avait quitté la ville dans un autre véhicule. Lorsque ses anciens patients l’ont retrouvé sain et sauf dans le camp Sharya, de nombreuses larmes de joie ont été versées.

Khalid

Khalid est un des premiers Irakiens embauchés lors de la réponse d’urgence de Medair en Irak. Dans les jours qui ont suivi la crise, il louait son petit camion à l’équipe d’urgence. Travailler pour une organisation humanitaire n’avait jamais réellement fait partie de son plan de carrière.

Après avoir travaillé et économisé pendant plus de dix ans, Khalid et ses frères avaient construit une maison familiale dans leur village. La maman de Khalid m’a montré des photos de la maison : un magnifique carrelage aux couleurs vives, un escalier en colimaçon, une grande cour ensoleillée, de nombreuses chambres pour les petits-enfants, … Les dernières photos de la maison étaient radicalement différentes : des murs délabrés, du mobilier vandalisé, des vitres brisées…

Six ans plus tard, Khalid est devenu Chef de projet à Medair et sa famille est éparpillée un peu partout. Lui, qui rêvait d’élever ses enfants avec ses frères et leurs familles, ne les voit plus que sur Skype.

Une femme qui regarde la caméra

Un jour, en 2018, à l’extérieur d’un centre de santé Medair à Khanasor, Shary est venue me trouver. Elle voulait me montrer des photos sur son téléphone. Pendant la crise, 76 membres de sa famille ont été enlevés.  Le jour de notre conversation, il en manquait encore 41. Plus tard, j’ai appris que Shary et ses deux sœurs avaient ouvert, avant la crise, un salon de beauté très populaire dans leur village. Toutes les femmes s’y rendaient pour se faire coiffer et maquiller pour les grandes occasions.

Avant la crise, Shary et ses sœurs étaient inséparables.

Le 3 août 2014, ses deux sœurs ont été enlevées. Une seule a été relâchée.

Bâtiments détruits

En août 2017, nous sommes allés à Sinjar ville pour y effectuer une mission d’évaluation. Nous allions y ouvrir le premier centre de santé car de nombreuses personnes commençaient à revenir. Bâtiments détruits et rues désertées, l’atmosphère était assez angoissante. La terreur qui y avait régné était palpable. Chaque maison représentait des rêves effondrés. J’ai tellement entendu parler de la Sinjar d’avant, de celle où les enfants jouaient joyeux dans la rue, et où les familles venaient faire du shopping. Cette Sinjar n’existe plus.

Ce paysage m’a profondément troublée, alors que je n’étais que de passage. Malgré les traumatismes vécus, mes collègues irakiens ne se sont pas laissé abattre et étaient à pied d’œuvre pour rétablir le plus rapidement possible les services essentiels là où l’accès le permettait.

Un docteur qui souries a un enfant

Elias est un jeune médecin à Sinjar ; il travaille désormais pour Medair dans les mêmes villages où il avait prévu de travailler en collaboration avec ses frères qui sont pharmaciens et radiologues.

Le 3 août 2014, sa famille fuyait d’un village à l’autre, tentant de se rapprocher du Mont Sinjar pour s’y réfugier. C’est par appels téléphoniques que la famille se renseignait sur la situation dans les autres zones. Elias, qui craignait ne pas survivre cette journée, a même envoyé un dernier sms à Gozi, sa fiancée. Il s’inquiétait également pour sa grand-mère qui avait refusé de prendre la fuite avec eux de peur de les ralentir.

En 2018, Elias m’a emmenée voir sa maison familiale qui avait été complètement pillée. Dans le jardin autrefois magnifique de sa mère, près de l’olivier mort, il m’a parlé de ce qui s’était passé.

« Je n’ai jamais cru que je vivrais ailleurs qu’ici. » Dans son ancienne chambre, qu’il partageait à l’époque avec sa grand-mère, ses cahiers et livres de médecine étaient éparpillés au sol. « Aujourd’hui, ma grand-mère vit dans un autre pays. »

Quelques jours après avoir fui, le frère d’Elias est retourné au village la nuit pour y chercher leur grand-mère. Elias et Gozi se sont mariés en 2018.

équipe de Medair à Sinjar

Chaque membre de l’équipe Medair à Sinjar a sa propre histoire à raconter.

Un jour, sur le Mont Sinjar, un collègue me racontait qu’il avait envoyé sa femme et leurs enfants dans un autre pays avec un passeur qu’il avait payé. Grâce à l’appli Find My Phone, il suivait leurs mouvements à travers la Méditerranée, sur le bateau gonflable qui les transportait.

Le fils d’une de mes collègues avait été kidnappé pendant la crise à Sinjar. Trois ans plus tard, il a été retrouvé, mais il ne parlait plus le kurde, sa langue maternelle. Il l’avait oubliée.

Un membre de l’équipe, un homme discret qui me disait souvent combien il aimait sa femme, m’a raconté qu’il s’était retrouvé coincé en dehors de Sinjar alors que la crise s’aggravait. Sa femme et ses deux jeunes enfants étaient au village mais les routes étaient bloquées et il ne pouvait pas les rejoindre en voiture. Les combats s’étaient rapprochés de leur domicile et, désespéré, il a pris la décision de faire le trajet à pied, franchissant les barrages, et se retrouvant à plusieurs reprises nez à nez avec les envahisseurs.
En 2018, lui et son épouse ont accueilli leur troisième enfant.

Ce contenu a été élaboré à partir de ressources recueillies par le personnel de Medair sur le terrain et au siège. Les points de vue qui y sont exprimés n’engagent que Medair et ne reflètent en aucun cas l’opinion officielle d’autres organisations.

3/8/2020
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